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LA PETITE-MORUE

« Lorsque le pêcheur juge que la nasse ou le verveux (car c’est tout cela ensemble) est déchargée, il la lève par le bout ouvert et verse sur la glace un ou deux minots de ces petits vagabonds, qui frétillent, se tortillent, bondissent, font le saut de carpe, tournoient, s’entre-croisent et luttent contre la mort en se jetant de tous côtés. L’air atmosphérique finit par en avoir raison. Le froid les raidit dans la pose qu’ils ont en expirant. Rien de plus pittoresque. Les uns, tordus ou repliés sur eux-mêmes, les autres enlacés et formant des chaînes ou des grappes fantaisistes, ils décrivent sur la glace des arabesques imprévues.

« On les ramasse à la pelle, et on en charge des voitures, qui sont entourées de planches ; c’est ainsi qu’ils arrivent chez les commerçants.

« Ce que l’on en retire du Saint-Maurice, durant sa courte visite, est incroyable. Au mois de janvier 1853, j’ai vu Théophile Pratte en prendre quatre cents minots en quatre-vingts heures. On estime à quinze mille minots ce qui s’en prend chaque année aux Trois-Rivières. Cette manne dure quinze jours, commençant la veille de Noël et se terminant le 10 janvier, parfois plus tard, jusqu’au 20, même le 25.

« Cependant, il en échappe un grand nombre.

« Ceux-là atteignent le rapide des Forges Saint-Maurice, où ils déposent leurs œufs, espoir de la génération future. C’est à trois milles dans le Saint-Maurice. Il paraîtrait que les pêcheurs de loches, devant la ville et un peu plus haut, en prennent quelquefois à la ligne dormante.

« En redescendant — je ne sais à quelle date — le petit-poisson n’est pas visible. C’est donc qu’il descend dans les eaux profondes, après s’être soulagé de son poids, comme j’ai dit. On m’assure qu’il reparaît à la Rivière-Ouelle, en février et mars, et à Rimouski, vers le mois de juin, gagnant de nouveau l’Atlantique, et retournant à ces vastes empires sous-marins qui lui servent de patrie. Depuis la Rivière-du-Loup, en suivant la côte sud, on le retrouve durant tout l’été, par petites bandes, jusqu’à l’entrée de la baie des Chaleurs, où les pêcheurs l’appellent poulamon.

« Les œufs étant éclos au rapide des Forges, que sont les petits ? Je n’en sais rien ; néanmoins, je vous le dirai : ils filent vers la mer, à leur tour, et la preuve en est qu’ils reviennent par la suite frayer comme les anciens aux lieux qui les ont vus naître.

« La destruction qui s’en fait durant le mois le plus important pour leur multiplication n’en diminue pas le nombre. Chaque poisson pris aux Trois-Rivières renferme des milliers d’œufs, mais à l’instar des morues, il suffit qu’il en réchappe quelques-uns, et la nation se repeuple en peu de mois.

« Depuis deux cents ans et plus qu’on les pêche par tonneaux, ils se maintiennent au chiffre des vieilles migrations.