Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
155
LE MALACHIGAN

J’avais des lignes de soie très fortes, toutes neuves, avec des empiles de Florence à double brin, longues au plus de dix pieds, fixées à des bambous de sept ou huit pieds, solides mais manquant d’élasticité. Nos trois lignes étaient, à peu de chose près, exactement les mêmes. Nous pêchions dans sept ou huit pieds d’eau, à cinquante pieds de la rive, au milieu de volets, de nénuphars, et sur le bord d’une prairie sous-marine de queues-de-renards, toujours agitées, même au sein des eaux les plus calmes, attirées qu’elles sont par la lumière et la chaleur des rayons du soleil. L’atmosphère se faisait de plus en plus lourde, et, pour nous rafraîchir, nous n’avions que le plaisir d’enlever, à qui plus vite, barbottes, perchaudes, crapets et brochetons que nous enfilions imprudemment dans des cordes communes, tissées sans fil de laiton. À deux ou trois reprises, j’avais dit : « Ces petits jacks-là, avec leur bec de canneton, nous joueront de mauvais tours : d’un coup de dent, ils couperont la corde, et le chapelet s’égrènera au petit bonheur, dans le fouillis des herbes. » On ne m’entendait pas, pas plus qu’on n’entendait les sourds grondements du tonnerre roulant son char sur la crête des Laurentides. L’ambition nous gagnait, nous absorbait tout entiers. Si vous avez jamais joué une partie de cartes intéressée, une partie de loup, de vingt-et-un, de nain-jaune, de bluff, une partie vive, d’entrain, vous devez savoir que l’ambition nous pique autant pour un enjeu d’un à cinq sous que pour un enjeu d’une à cinq piastres, une fois que la partie allumée est en pleine incandescence. Il en est ainsi de la pêche. On se prend d’intérêt pour des perchaudes et des barbottes, autant que pour des dorés et des achigans. Viennent des moments où l’on jette les victimes au fond de la chaloupe, pour ne pas perdre de temps à les enfiler : le pauvre poisson a beau se débattre, sauter à sec, taper de la queue, bayer à outrance, implorer pitié de l’œil, rien ne touche le tyran : Ça mord ! Il n’y a que ça.

Vers les deux heures de l’après-midi Benoît nous propose de mouiller notre pêche, de prendre une larme et de croquer un sandwich.

— C’est une bonne idée, dit Marmette.

— J’opine de mon chapeau de paille du pays.

— Combien en as-tu dans ton enfiloire ? me demande Benoît.

— Je n’en sais rien, mais c’est facile à voir.

Sur ce, je tire la corde attachée au tôlet… Plus rien… l’enfiloire est coupée, le poisson est en dérive.

— Courons après, dit Marmette, en saisissant l’aviron et me jetant sa ligne encore tendue. Lève l’ancre, Benoît !

— Oui, oui, reprend ce dernier, mais attendez que je rentre ma brochetée ; si nous allions perdre toute notre pêche ce serait moins