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LE BARS

« En faisant aujourd’hui la pêche au bars, à la ligne, un lieu de plus m’a ramené vers vous, pêcheur endurci que vous êtes ! J’ai fait la pêche au bars à Montmagny ; c’est le même poisson, assurément, que je retrouve ici, sauf la couleur et la taille. Les bars d’ici sont violets, et les sileux des Battures plates de Montmagny sont des pygmées à côté des vingt-huit géants que nous avons tirés de l’eau, en moins de deux heures. Pour moi, ça été une pêche grossière ; et le plus petit goujon pêché à Montmagny, en compagnie de Montpetit, me ferait autrement plaisir que cette capture monstre. »


Les Grecs et les Romains n’ont connu le saumon que par ouï-dire, ce qui leur a permis de prodiguer à des poissons comparativement inférieurs, des éloges exagérés. Ils couvraient de fleurs un esturgeon, autrement bien que nous faisons du bœuf de Pâques : une goutte de garum — leur absinthe — coûtait cent fois son pesant d’or : leurs murènes ? ils les nourrissaient de quartiers d’esclaves, lorsque les esclaves étaient souvent des chefs de nations appelées à régénérer l’Europe et l’empire romain lui-même.

À l’envi les uns des autres, tous leurs écrivains, leurs poètes célèbrent les poissons, certains poissons entre autres, comme l’esturgeon, la lamproie, le maquereau dont on extrayait le garum, les murènes et le bars, sujet d’intérêt réel et d’importance, puisqu’il nous préoccupe encore à deux mille ans d’intervalle. Ce qu’ils ont écrasé de forces d’homme, de valeur personnelle, de dignité de caractère, d’affections, de tendresses, de générosités, sous le poids animal de leur orgie païenne — pressoir écœurant dont l’humanité était la grappe — ces Romains, fils de Sardanapale — personne ne pourra jamais le dire. N’empêche que leur appétit si affiché pour certains poissons peut avoir sa raison d’intriguer et d’inviter à une explication.

À mon avis la lettre en est bien grosse. Le peuple romain ayant un lit pour table, sut apprécier le poisson comme aliment. S’il n’était pas chimiste, il était épicurien. À part cela, manquant de foi, se riant de ses dieux, il s’appliquait à réaliser, au passage dans la vie, la plus forte somme de plaisir possible. En conséquence, il s’en donnait, à table, à son soûl et content. C’est ainsi que les historiens du temps nous ont fait savoir les prix qu’ils payaient pour des choses sales et immondes, pour des poissons, entre autres, qui ne valaient que par la distance et le coût de leur transport, et qui, une fois venus sur place, pourris ou en carcasse, trouvaient le commanditaire disparu. En pesant au juste l’aventure humaine, il fallait bien l’orgie de Rome, pour attirer, de flair, les peuplades sauvages dont Dieu voulait faire, et dont il a fait les nations indisciplinées de l’Europe. Rendu sur la table des Vitellius, le poisson se trouvait payé.