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L’ACHIGAN

troisième, et de tant d’autres à la suite qu’en moins d’une heure il en montre une vingtaine disposés en grappe sur la corde de son enfiloire.

— Avec quoi pêchez-vous donc ? lui demandez-vous, curieux.

— Tout simplement avec des vers, mon ami. Je ne sais combien de fois il m’est arrivé de quêter à la base de gros caillous sous lesquels gîtaient des achigans et des crapets verts — des cousins germains — pendant des heures, sans obtenir la moindre attaque de la part d’un achigan. Les crapets en profitaient pour faire ripaille, mais il leur en coûtait cher. Une autre fois, l’achigan s’attablait des deux coudes, chassant les pique-assiette et les écornifleurs, engloutissant tout ce qui tombait pour eux. Mais qui fait vraiment la noce ? C’est vous ou moi, oh ! quelle pêche ! dites, vous en souvenez-vous ?

L’achigan chasse le plus souvent à l’affût, rarement à courre. Il s’établit dans un fourré d’herbes, sous des galets creusés par la vague, sous des crônes, de gros cailloux disposés en voûte, et de là il guette tout ce qui vient à sa portée et qu’il trouve bon à manger. Pour peu que vous soyez observateur et que vous ayez fait la pêche pendant quelque temps dans certains endroits, vous pouvez dire, presque à coup sûr — si vous êtes le premier à faire la levée — que là, là et là vous allez faire coup.

Il m’est arrivé de pêcher, une fois, dans une fosse au fond de laquelle avaient culbuté une vingtaine de billots entassés pêle-mêle, entre lesquels jouent une troupe innombrable d’achigans. Ce jour-là, j’en capturai une centaine. J’y retournai plus tard, à diverses reprises, sans jamais en piquer un seul, quoique je les visse s’ébattre à travers les barreaux de leur cage improvisée.

Parlant de l’appétit capricieux de l’achigan, feu M. le Dr Marmette — le père de notre romancier national, qui l’a précédé prématurément dans la tombe — me racontait l’aventure suivante :

« Étant allé en ville au commencement de juillet, ie m’étais acheté une avancée en crin de Florence, tout exprès pour pêcher l’achigan. C’étaient les premières qui se fussent vendues à Québec. On nous les faisait bien payer soixante-quinze sous la pièce, s’il vous plaît. Je profitai d’un bel après-midi pour aller tenter la chance dans la fosse à Renaud, renommée pour l’abondance et la grosseur de ses achigans.

« J’y arrivai vers les quatre heures, et je me mis à l’œuvre sans tarder, pêchant au fond avec des vers bien vifs, bien appétissants. J’étais plein d’espérance. N’avais-je pas une ligne incolore, invisible, un anneau de Gygès chez la gent poissonnière ? J’attendis patiemment pendant un quart d’heure, vingt minutes. À la demie, je me surpris à grommeler, puis à pester, à jurer, Dieu me pardonne ! Pas un coup de dent, pas un agacement, pas même un frôlement. Passé une heure, n’y tenant plus, je