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VIII
PRÉFACE

l’élément auquel il a été pourtant violemment arraché. N’en est-il pas ainsi de la disparition des petits parmi nous ? Une plainte, un cri, une prière, un trou, une pelletée de terre, puis une larme peut-être, et tout est fini.

Il fut un temps, qui n’est pas encore fort éloigné, où le titre de pêcheur, dans le district de Montréal, était l’équivalent de celui de paresseux. On ne disait pas un pêcheur, mais un poissonnier. La corporation des habitants[1] était alors toute-puissante. Pour avoir du mérite il fallait savoir manier avant tout la hache et la charrue. Les commis marchands n’étaient que des saute-comptoirs et les hommes de profession, des petits habits à poches. À cette époque, la valeur se mesurait par le travail agricole. Seul il était en honneur, et ce préjugé que nous appellerons providentiel nous a valu la conservation des plus belles terres de la province, de nos plus riches héritages.

Cet état de choses a bien changé depuis. Les habits à poches et les saute-comptoirs tiennent maintenant le haut du pavé. La vanité, l’usure, la chicane se sont répandues comme des chancres sur ces campagnes jadis si florissantes. Les plus belles propriétés ont changé de nom, et la plupart des autres portent au flanc la plaie hideuse de l’hypothèque.

Le pêcheur à la ligne a suivi le courant. De poissonnier qu’il était il est devenu Monsieur, gros comme le bras.

D’où vient cela ?

C’est que d’Angleterre, d’Écosse et des États-Unis il nous est venu des amateurs fortunés — qui ont semé nos grèves d’écus — semence décevante et stérile — mais qui chatoie, fascine et éblouit. Ces personnages ne pêchaient plus dans des canots grossiers, faits d’un seul tronc de pin, mais dans des yachts, des péniches à liseré vert, bleu et quelquefois doré, volant sur l’onde à tire-de-voiles ; ils avaient des cannes à ligne d’un ajustage savant, des moulinets, des appareils à fla-fla, des tue-diable, des mouches artificielles, des viroles, et puis du vin, de la Jamaïque — voire même du vin de Champagne — qu’ils distribuaient à la ronde aux bons habitants ébahis.

  1. Cultivateurs