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L’ACHIGAN

— Tu en as assez, je crois, me dit-elle ; apporte-moi ta pêche ; il ne faut pas gaspiller les bienfaits du bon Dieu.

Une vingtaine de beaux poissons encore frétillants passèrent du fond de mon canot neuf dans une manne que grand’mère avait apportée. Depuis ce temps-là, pendant bien des années, tant que je fus sous le tablier de grand’mère, qui me laissait voir le ciel par plus d’un trou, je restai le grand fournisseur de marée de la maison. J’y retournerais encore, après cinquante ans d’absence, que je saurais où m’approvisionner, mais, hélas ! le toit hospitalier garni de fleurs est effondré, les parents, les amis sont morts ou dispersés : des ronces ont remplacé les arbres à fruits.

Une cheminée ébréchée dominant des ruines, voilà le seul indice qui reste d’une maison — cage d’oiseaux chanteurs — qui fut témoin pour moi de plus de joies sincères que jamais pareille enceinte ne pourra en réunir.

Depuis Trois-Rivières, en remontant le fleuve Saint-Laurent, dans les eaux des deux rives, mais plus particulièrement de la rive sud, l’achigan était assez nombreux, mais en prenant les rapides du Sault-Saint-Louis, en gravissant par lacs et rapides jusqu’aux grands lacs du plateau central, le berceau de l’achigan, ce poisson augmentait tellement en nombre qu’il régnait en maître dans les eaux qu’il habitait. Il abondait également dans le bas Ottawa jusqu’au pied des Chaudières, d’où le bran de scie l’a chassé. Quelques familles tenaces se maintiennent au Sault-des-Récollets, à Saint-Vincent de Paul, Sainte-Anne, l’île Perrot, l’île aux Chevaux, et, de l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, à la Pointe-Saint-Louis, chez les Quig, aux Cascades, au Buisson, dans les îles du Coteau, à Valleyfield et à Cornwall ; presque tous des petites bouches. J’ai pêché dans tous ces endroits et je n’y ai capturé que rarement des grandes bouches.

Or, ce poisson de surface, la gloire de nos eaux, tant recherché des sportsmen, déjà décimé à outrance, chassé, pourchassé et relancé jusque dans ses plus profondes retraites, voit le nombre de ses ennemis augmenter de jour en jour, par le nombre toujours croissant de places de repos d’été, distribuées depuis Montréal jusqu’à Valleyfield, sur la rive sud, et jusqu’au Coteau, sur la rive nord. Pour dix pêcheurs amateurs, qu’il y avait dans ce tronçon du fleuve où fourmillait l’achigan, il y a trente ans passés, vous en compterez aujourd’hui plus de cinq cents. On ne pêche pas par plaisir ou par besoin, mais par passion, par ambition, pour la satisfaction de se vanter d’en avoir pris plus que d’autres. L’art de détruire le poisson est devenu un sujet d’étude, les