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LES POISSONS

hauteur, substituée aux multiples degrés des rapides formant un doux escalier entre le lac Saint-Louis et le lac Saint-François.

Un chien partit des Cascades, sur la rive sud, et se rendit trottinant sur les glaces, jusqu’à l’île Perrot, ce qui ne s’était jamais vu.

La débâcle, au printemps, fit de grands ravages, déracina les arbres, dépouilla les rives. Ce que le fleuve charriait avec les glaces, de corps d’arbres, de billots, de longerines, de débris de ponts, de quais, de souches, de déchets de moulins, je ne saurais dire. Et mon grand’père Marois, qui avait un canot à lui qui s’appelait « N’y touchez pas », me plaçait à un bout du canot, lui tenant l’autre bout, pour faire équilibre — comme je le balançais, au cours de la vie, par mes sept années contre ses quatre-vingts ans.

— Un canot ! un canot ! m’écriai-je tout à coup, en face d’une épave bleuâtre qui s’en allait bonnement s’échouer au fond de l’anse vaseuse du père Charlette Dedo. Une corde amarra l’épave à une touffe d’aulnes du rivage, et le soir, je rêvai que j’avais un canot pour aller à la pêche à l’achigan comme faisaient les vieux.

Le lendemain, croyez bien que j’eus la tête levée avant les pieds, mais que ces derniers firent diligence pour précipiter ma curiosité au rivage. Les restes du canot étaient là, immobiles, rompus violemment vers la moitié, laissant bien dix pieds de longueur, par deux et demi de largeur, sains et à peu près sans fissure. Un fier arbre que celui dans lequel il a été possible de creuser un pareil canot ! Après moi, toute la famille descendit à la grève pour examiner la carcasse et décider comment on pourrait en disposer. Chacun se retira avec la gravité qu’imposent de pareilles circonstances. Le lendemain, un nommé Cyr qui faisait du bardeau « à la plane », chez nous, amputa le canot, lui fit un fond étanche, étoupé et goudronné, l’équilibra d’une couche de mortier, coupa, dessina, équarrit et dégagea deux avirons dans un madrier d’érable, qu’il remit aux mains de ma grand’mère, souriante.

— Sais-tu où il y a de l’achigan ? me demanda grand’mère, le soir, en me couchant.

— Oui, je le sais.

— C’est demain vendredi, pourrais-tu nous en pêcher assez pour dîner, nous, la famille et les engagés ?

— Oui, si j’ai un canot, et s’il fait beau temps.

— Le canot, tu l’auras, mais le beau temps est à Dieu. Fais ta prière, et le canot et le beau temps seront à toi. Bonsoir !

— Oh ! que j’ai bien dormi dans ce rêve-là, dessiné vaguement par ma grand’mère et vivifié par le soleil du lendemain.

J’étrennai mon canot, j’étrennai mes endroits. Ma grand’mère me regardait faire, en souriant et se promenant sur les galets.