Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
109
L’ACHIGAN

suivant la plus ou moins grande profondeur d’eau, s’écoulent avant l’éclosion. Les parents, toujours en éveil, montent la garde, de jour et de nuit, autour des nids. Un bateau passe-t-il au-dessus d’eux, menaçant de les broyer sur leurs œufs, ils se couchent à plat sans reculer d’une écaille, pour le laisser passer, au risque d’être écrasés.

Les œufs de l’achigan sont plus petits que ceux de la truite, comme on peut en juger par un rapport de M. E. Sturtevant, qui compte 17,000 œufs dans les ovaires d’un achigan de 2½ lbs, lorsqu’une truite du même poids n’en donne qu’un peu plus de mille. Au sortir de l’œuf, les alevins, mesurant cinq huitièmes de pouce, sont vifs et hardis, prêts déjà à entreprendre la vie de corsaire à laquelle ils sont destinés. En brisant l’œuf vers la fin de juin ils atteignent une longueur de deux ou trois pouces avant les froids ; avec leurs nageoires jaunâtres, leur caudale en deuil à la base, leurs mouvements rapides, leur vigueur, leur appétit, les jeunes achigans sont la gloire et l’ornement de nos rives et de nos viviers. À douze mois de là, ils prendront les couleurs et l’aplomb de l’âge mûr, mesurant de 8 à 9 pouces de longueur. Vers l’âge de deux ans, lorsque le poisson ne pèse qu’une livre, et mesure à peine une longueur de douze pouces, les organes de la reproduction commencent à se gonfler et sont bientôt prêts à fonctionner. Le poids moyen d’un achigan adulte est de 2½ lbs à 3 lbs : il s’en rencontre fréquemment de plus gros, qui vont jusqu’à six et sept livres, mais le pêcheur amateur qui, armé d’une perche flexible, d’une ligne crin et soie, avec une avancée graduée de crin de Florence, roulée sur moulinet, pique un achigan de fond, un vieux solitaire, et l’amène au jour, le fait bondir dans sa colère jusqu’à deux pieds hors de l’eau, le ramène à lui en tenant la ligne raide, puis lui donne du fil pour plonger ou courir entre deux eaux, le laisse saccader et avancer sans trop serrer, lui permet de rôder, aller et venir, sachant qu’il se repose pour porter un grand coup, le guette pour le parer, cède à un nouveau plongeon, repelotonne la ligne pour le tenir en arrêt, au second bond, le bond du désespoir, l’empêche de se decrocher ou de se déchirer les lèvres par secousses, le tient à trois pieds de fond, l’amène à surface, le promène, le couche sur le flanc, faisant le mort, mais visant le moment d’abattre la ligne d’un coup de queue, espérant, luttant jusqu’au bout, et souvent d’un dernier effort rompant l’empille en tombant dans l’embarcation ; ce pêcheur amateur, dis-je — si le poisson pèse cinq livres quand il est pris — peut se vanter d’avoir fait un « coup du nord ».

Au lac Bernard, que ce brave Alphonse Lusignan a mis au monde, a fait valoir, a célébré au profit de survenants plus heureux, on me disait que fréquents étaient les achigans de six et sept livres. Je m’y rendis un jour avec Lusignan lui-même, emportés par les hippogriffes de notre ami commun Charles Christin ; et sur cent achigans que nous