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LE FRONT CONTRE LA VITRE




De l’ordre, Barrès dit à son tour, obéissant au besoin de logique et de beauté qui sollicite l’âme d’un Français : « Il s’agissait de vivre en Lorraine, j’ai donné à ces espaces, à ces images, un sens et un ordre. » Ce fut toute son ambition. Suivons-le jusque sur les sommets où se découvre l’horizon d’un pèlerinage suprême.

Il y a dans ce « il s’agissait de vivre en Lorraine » l’aveu de l’acceptation du destin, un renoncement de l’intellectuel devant des limites précises qui sont une captivité. Barrès avait sans doute rêvé « sous l’œil des barbares » d’un avenir plus libre, de l’audacieux succès où l’eût conduit le culte du moi, cette reprise de l’individualisme romantique au sein des réactions naturalistes. Il eût exalté sa vie. Au lieu de cela, il se courbe sous la loi de la terre et des morts qu’il a saisie au fond de sa méditation éperdue. Encore là, il hésite. Il craint de n’aimer qu’avec son cerveau une terre qu’il aurait élue de raison. Il se croit un déraciné plongé dans le néant de l’idée, qui « intellectualise ». Il s’interroge sur l’amour exclusif que désormais il réserve à sa petite patrie. Il aperçoit quelques nuages. Il redoute de n’être qu’un captif de sa volonté, d’avoir châtré sa vie à la comprimer ainsi dans les murs d’une prison. Il écrit ces mots terribles : « C’est ma patrie et j’y suis étranger ; la fleur s’étonne du tronc rude, mais elle passe, il demeure. » Ce n’est qu’un instant. La Lorraine est plus forte que l’ennui du poète : « Il ne faut point en rester à exprimer des sentiments faibles, douloureux et mélancoliques, il faut trouver la source bouillante d’enthousiasme. »