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IL REJETTE LA COURONNE D'ÉPINES


tandis que les pattes se débattaient encore. D’une pichenette il les envoya au loin : « Vous m’assommez. Allez souffrir ailleurs », puis se releva.

« Il faut que je parte. Assez des secrétaires d’Etat-Major et du répugnant Ministère. Prinet, cher garçon ! Amice primæ admissionis ! Il est au ...e d’infanterie ; je le rejoindrai. — (Déjà il n’eût plus supporté qu’on dît devant lui du mal de ce régiment). — Mon cerveau s’est épuisé tandis que mon corps refleurissait. Je m’arrête de penser ! Je rejette la couronne d’épines ! Je rejette le besoin de la gloire ! Il est nécessaire que je me repose dans l’action. »

Le 16 mai 1914, dans les arènes rustiques d’une propriété d’amis espagnols, auprès de Burgos, il travaillait à la muleta un taureau de deux ans, au cours d’une becerrada[1] privée. Il avait été quelque peu démoralisé par son premier adversaire, beaucoup trop puissant pour ce petit Parisien de dix-huit ans, qui n’a pas deux mois de pratique taurine chaque été. Seul Français parmi tous ces Espagnols, sifflé, brocardé sans gentillesse par les invités campagnards, il avait simplement perdu toute raison avec son second animal. Certain d’une issue tragique, tout le cerveau aveuglé par la volonté de faire une chose grande, dût-il la payer de la mort la plus imbécile, il avait reçu la brute avec trois passes insensées, tandis qu’une muraille d’acclamations le cernait de toutes parts. Nuit dans sa tête, nuit dans ses oreilles, nuit

  1. Becerradas : courses de taureaux données par des amateurs, avec des taureaux d’un ou deux ans. Elles diffèrent des courses régulières principalement par l’absence de picadores et par le jeune âge de l’encorné.