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LE SONGE


Bricoule, avait été écrite en pensant contre lui, et quand il eut fini il secoua la tète, comme s’il venait de boire quelque chose d’amer. Une phrase se détacha dans sa conscience, nette, indiscutable, isolée de toute autre comme par le cerne d’un phylactère : « Je suis affreusement jaloux de ce mort ».

Ah ! sainte jalousie, et avec quel amour ! Ce mort qui n’était pas son ami était entré en lui comme une guêpe dans une chambre, et il faisait un bruit énorme. Tout se réveillait, tout reprenait feu. Les noms des garçons, dans les adresses au Front du Bulletin, étaient comme les noms des partants sur un programme de courses. « Qui sera premier ? qui tombera ? qui se dérobera ? qui se fera enfermer par les camarades ? » De la chaleur sortait d’eux comme s’il s’était penché sur une forge. Il sentait dans sa poitrine une boule qui l’étouffait, une impatience fébrile comme si l’ombre de ce mort se dressait devant lui, lui barrait le passage, et il se jetait dessus, et il tirait dedans des coups de revolver, et elle restait intacte, et il ne pouvait faire un pas de plus. Soudain l’ambition s’était ruée sur lui, le maintenait avec des griffes, et il luttait dessous comme sous un vampire ; immobile dans ce fauteuil, ne pouvant plus lever les yeux, ne pouvant plus regarder autre chose que les graviers, les pieds de la table, la terre des plates-bandes, ne pouvant plus lever les yeux. Et à travers son impuissance passaient en éclairs les plus absurdes instants de son mal.

Il se revoyait, un 14 juillet, à la revue, quittant les tribunes réservées après une demi-heure, incapable de rester une minute de plus dans une tribune qui