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Mme Aurel est un essayiste rébarbatif, fin moraliste, mais peu souple. Fernand Divoire l’appelle justement « une timide violente et maladroite ». Sans câlinerie, ni grâce féminines, elle manque de tact, le sait, le veut peut-être, et s’en moque. Cette absence d’adresse, elle la porte dans la composition de ses livres, dans le style, dans le sujet, dans la façon d’aborder le sujet. Le Couple est un amas remarquable de richesses et d’inutilités : entre tant de pensées profondes et banales, elle n’a pas su choisir. On dirait que ses idées ne se clarifient pour elle qu’au fur et à mesure qu’elle les écrit. L’obscurité, si nourrie, de sa pensée s’aggrave de l’obscurité d’un style rauque, bizarre, où éclatent comme des éclairs des phrases brutales et lumineuses.

Enfin, le sujet de son éternel livre n’est pas de ceux qui flattent : elle y crie l’horreur de la « petite femme » chère à notre époque, y exalte la « dame », écrit non pas pour revendiquer les droits de la femme, mais pour qu’on rencontre plus souvent cet admirable individu double : Le Couple. Elle a des aveux aigus, des aperçus psychologiques et physiologiques d’une prodigieuse finesse ; elle a noté des vérités camouflées, — noyées hélas, dans du bizarre !

Du Couple (1911), de La Semaine d’Amour (1913), de Voici la Femme (1909), des Saisons de la Mort (1916), véritables mines riches et ténébreuses, on extrairait deux volumes de pages choisies de premier ordre.

Marie Lenéru[1] a écrit : « À quinze ans, j’étais la fille littéraire du Père Lacordaire ; à vingt-cinq ans, celle de Saint-Just et de Barrés : à trente, enfin, je ne me trompais plus. » C’est alors que Curel la mit, comme elle dit, « en branle ».

Elle écrivit Les Affranchis, pièce d’idées jouée à l’Odéon en 1911, qui eut un grand succès. Louée, discutée, Marie Lenéru intéressait autant sans doute par son infirmité que par son talent et son originalité.

C’est la seule femme de lettres qui se soit classée hors de pair au théâtre. Elle avait l’art d’animer ses personnages et de précipiter une crise, dépouillée des éléments inutiles. On eut le tort de la pousser trop « à songer au public », à choisir par conséquent des sujets où son insuffisance réaliste s’accuse : cette cornélienne était faite uniquement pour les sujets dénudés, les conflits d’âme et d’intelligence.

On ne peut guère appliquer le qualificatif de chef-d’œuvre qu’à ses Affranchis, pièce sévère, mais non pas froide, d’une sobriété acérée, d’une densité classique, d’une marche virile où, pour être dominée, la passion n’éclate pas moins âpre, et dont le style est dur et brillant comme un cristal taillé.

D’une haute intelligence, et merveilleusement douée pour l’introspection,

  1. Marie Lenéru, fille d’un officier de marine, petite-fille d’un amiral, naquit à Brest en 1875 et mourut de la grippe à la fin de 1918. À quatorze ans, elle devint complètement sourde et presque aveugle. Elle devait, trois ans plus tard, retrouver incomplètement la vue, mais ne retrouva jamais l’ouïe.