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quables, tant par le caractère d’homme qui y est étudié que par la façon dont l’auteur semble débrider une plaie secrète.

Mme Judith Gautier, fille du poète (1850-1917), fut un « lettré chinois » ; c’est surtout de la Chine qu’elle s’est inspirée, bien qu’elle ait donné également des traductions du persan et du japonais. Ses admirables adaptations poétiques du Livre de Jade, ce roman Le Dragon impérial, publié avant ses vingt ans et que Rémy de Gourmont regardait comme « une œuvre de génie » que l’on ne recommence pas deux fois dans sa vie, ce délicieux récit des Princesses d’Amour, ne sont que les meilleurs livres d’un ensemble toujours curieux, souvent parfait, mais froid. Elle a livré un peu d’elle-même, sans le vouloir, dans son étude sur Wagner, et on lira toujours avec un indicible plaisir ses deux volumes de mémoires, Le Collier des Jours, confus, sans ordre, même chronologique, mais merveilleusement écrits et que le milieu où elle avait vécu rend attachant.

S’il fallait indiquer les ancêtres littéraires de Mme Rachilde[1], on les trouverait facilement : Laclos, Théophile Gautier (celui de Mlle de Maupin), Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et Ponson du Terrail. L’exaltation, le goût du morbide et de l’invraisemblable ; une curiosité du vice tout intellectuelle ; un satanisme assez naïf ; l’imagination vive et sans contrôle ; la haine du réalisme, même justifié ; l’impossibilité d’observer la vie sous son vrai sens ; enfin, malgré son dédain total de foi religieuse, un besoin désespéré d’absolu qui n’est, en somme, que l’envers d’un sens catholique insoupçonné, voilà ses caractéristiques, avec un style pailleté et visionnaire, un esprit dansant, et soudain de grandes élévations de l’âme.

Presque tous ses personnages sont des pervertis cérébraux, des « hors nature » (c’est le titre d’un de ses livres) qui créent eux-mêmes leur hantise et leur misère. Mais il manque à ses romans cette « crédibilité » que Bourget regarde comme le don essentiel du romancier, et ils n’éveillent pas l’émotion trouble, la honte complice : tablant sur des désirs abominables, des rites de réprouvés, ces livres étincelants sont presque chastes par ce qu’ils ont d’artificiel.

  1. M. Venus (1883), le Mordu (1889), la Princesse des Ténèbres (1890), l’Heure Sexuelle (1891), La Tour d’Amour (1899), le Meneur de Louves (1905), Son Printemps (1912), Dans le Puits (1919), etc.