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HISTOIRE VÉRITABLE

» La nuit venue, je m’enfuis à cinquante lieues de là. J’eus bientôt dissipé tout ce que j’avois, et il ne me resta, pour toute ressource, que l’habit de mon maître, avec lequel je me mis à jouer le saint ; mais mon visage me ruinoit.

» Je voulus étonner le peuple par quelque action extraordinaire : je publiai que j’allois jeûner huit jours. Dès le second, je quittai la partie.

» J’entrepris de me faire fouetter par les rues ; mais je me comportai si mal que j’avois plus la mine d’un criminel que d’un pénitent, et je ne gagnois pas un sol.

» Cependant j’enrageois bien le soir d’avoir été, tout le jour, étrillé pour rien, et, jurant tantôt contre le métier, tantôt contre moi-même, je me désespérois d’avoir été si lâche, et je m’encourageois pour le lendemain.

» Un jour, j’allai me poster près d’un vieux bonze, qui tenoit depuis quinze ans les bras en l’air. A peine eus-je été deux heures dans cette posture que j’y renonçai.

» Je voulus entreprendre de regarder le soleil. Mais je fermois les yeux, ou je tournois la tête, ou je portois les mains au visage ; et l’on ne me donnoit rien.

» M’apercevant que, dans ce métier, la condition du valet est meilleure que celle du maître, je me mis encore une fois au service d’un philosophe célèbre, qui me fit le ministre en chef de ses mortifications. Nous n’eûmes aucun démêlé. Quand il ne fut question que de lui, j’étois impitoyable.