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MONTESQUIEU

animal, dans l’autre. Mais moi, m’endurcissant sur tout ce qui pourroit m’arriver, je faisois une exécution terrible sur tous les animaux qui me tomboieat entre les mains. Il est vrai que je ne touchois point à quelques vieilles poules qui étoient dans la cour de s mon maître, que j’épargnois quelques oies presque sexagénaires, et que j’avois grand soin d’une vieille vache ridée, qui me faisoit enrager, car elle n’avoit plus de dents pour paître, et il falloit presque que je la portasse lorsque mon maître m’ordonnoit de la mener promener.

» Je recevois les aumônes, et j’achetois sous main tout ce qu’il falloit pour me bien nourrir ; et mon maître ne pouvoit comprendre comment un homme dévot comme moi devenoit si gras avec une once de riz et deux verres d’eau qu’il me donnoit par jour, et il attribuoit cela à une protection particulière de son Dieu, qui me favorisoit d’un embonpoint qu’avoient à peine les mangeurs d’animaux les plus cruels.

» Mon maître, accablé de vieillesse, se brûla, et, comme il me regardoit comme un saint, il me laissa, par son testament, un ordre auquel je ne m’attendois pas : ce fut de le suivre par la route qu’il avoit prise. Il me faisoit trop d’honneur, et je parus d’abord bien embarrassé ; mais, pendant qu’on me faisoit de grands compliments, je me remis de mon désordre. « Qu’on me dresse, dis-je, un bûcher tout à l’heure ; et surtout qu’on ne me fasse pas attendre. » Je savois bien qu’il n’y avoit pas de bois à la maison (car il est très rare aux Indes), et qu’il falloit que la cérémonie fut remise au lendemain.