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ESSAI SUR LES CAUSES

vains, parce que, n’ayant jamais affaire qu’à des personnes qui ont besoin d’eux, ils s’imaginent que leur prudence règle tout. Un homme de guerre peut se rendre un conteur très ennuyeux, parce qu’il est s frappé de toutes les petites choses qui lui sont arrivées, par la liaison qu’il leur donne avec les plus grands événements : outre qu’une certaine hardiesse fait qu’il entreprend aisément de se faire écouter. Enfin, comme les grands parleurs sont des gens dont le cerveau est frappé de beaucoup de choses, et si vivement qu’ils les croient toutes également importantes, un savant peut parvenir à être un très grand parleur ; car il présente sans cesse à son esprit un nombre infini d’idées, et il peut même les croire toutes importantes : il les a acquises laborieusement, et on juge du prix des choses par la peine qu’elles nous ont donnée à acquérir.

Les Persans appellent les courtiers d’ellal, grands parleurs ; et, généralement, tous les gens dont le métier est de persuader les autres parlent beaucoup, parce que leur intérêt est d’empêcher qu’on ne pense, et d’occuper l’âme de leurs raisons. Il n’en est pas de même des gens qui cherchent à se persuader eux-mêmes.

Ceux qui ont peu d’affaires sont de très grands parleurs : moins on a à réfléchir, plus on parle. Penser, c’est parler à soi-même ; et, quand on parle à soi, on ne songe guère à parler aux autres.

Généralement toutes les professions détruisent l’harmonie des idées. Nous sommes portés à regarder comme très importantes les choses qui constituent