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ESSAI SUR LES CAUSES

Lorsque nous avons reçu une éducation, il se trouve un grand nombre de causes, dont les unes viennent de certaines circonstances physiques, d’autres, de certains usages ou de certaines professions ou genres de vie que l’on embrasse, lesquelles peuvent modifier extrêmement notre esprit. Il faut entrer un peu dans le détail.

Notre génie se forme beaucoup sur celui des personnes avec qui nous vivons. Le commerce des gens d’esprit nous donne une éducation perpétuelle ; un commerce différent nous fait perdre celle que nous avons déjà. Nous nous enrichissons avec les uns ; nous nous appauvrissons avec les autres. Nous nous communiquons de même le caractère. Les machines humaines sont invisiblement liées ; les ressorts qui en font mouvoir une montent les autres. Les gens modérés nous forment à la douceur ; les gens impétueux, à la vivacité.

Les livres sont une espèce de société qu’on se donne ; mais chacun les choisit à sa mode. Ceux qui lisent de bons livres sont dans le cas de ceux qui vivent en bonne compagnie. Ceux qui en lisent de mauvais sont comme ceux qui la voient mauvaise, et qui, tout au moins, y perdent leur temps.

Le savoir donne beaucoup d’étendue à l’esprit. Les anciens philosophes manquoient de connoissances. Ils avoient de bons esprits ; ils en firent peu d’usage : ils n’étoient jamais au fait de la question ; ils vouloient expliquer ce qui étoit inexplicable, et passoient leur temps à rendre raison de faits faux par des principes tout aussi faux.