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MONTESQUIEU

Un homme d’esprit n’est pas un homme qui a toujours des saillies, parce que les trois quarts du temps elles sont hors de saison. L’esprit ne consiste pas aussi à avoir toujours de la justesse, parce qu’elle est aussi, souvent, hors de saison : par exemple, dans les conversations enjouées, qui ne sont qu’un tissu de raisonnements faux, qui plaisent par leur fausseté même et par leur singularité ; car, si l’on ne cherchoit dans les conversations que le vrai, elles ne seroient point variées et n’amuseroient plus.

Un homme d’esprit est donc plus universel ; mais cet homme d’esprit (et dans le sens étroit) est bien rare. Il faut qu’il unisse deux qualités presque physiquement incompatibles ; car il y a réellement autant de différence entre ce qu’on appelle homme d’esprit dans le monde et l’homme d’esprit chez les philosophes, qu’il y en a entre un homme d’esprit et un stupide[1]. L’esprit, selon les gens du monde, consiste à rapprocher les idées les plus éloignées ; l’esprit, selon les philosophes, à les distinguer. Chez le premier homme d’esprit, toutes les idées qui ont quelque rapport, quelque éloigné qu’il soit, sont réveillées ; elles sont si distinctes, chez l’autre, que rien n’est capable de les confondre.

Voici une chanson des Grecs[2] : « Le premier de tous les biens est la santé ; le second, la beauté ; le

  1. On ne savoit guère ce que c’étoit qu’un homme d’esprit chez les Grecs. — La chanson, à la fin de l’extrait ( ?) du Journal des Savants.
  2. Voir cette chanson dans l’Histoire de l’Académie des Inscriptions, t. IX et X.