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ESSAI SUR LES CAUSES

ont eux-mêmes, et, si elles ne sont pas en proportion avec les objets, ils gâtent en nous la faculté de comparer, qui est la grande faculté de l’âme.

L’éducation, comme j’ai dit, consiste à nous donner des idées, et la bonne éducation à les mettre en proportion. Le défaut d’idées produit la stupidité ; le peu d’harmonie des idées, la sottise ; l’extrême défaut d’harmonie, la folie.

Un homme a de l’esprit lorsque les choses font sur lui l’impression qu’elles doivent faire, soit pour le mettre en état de juger, soit pour le mettre en état de plaire. De là, deux sortes d’éducations : celle que nous recevons de nos maîtres, et celle que nous recevons des gens du monde. Il faut les recevoir toutes les deux, parce que toutes les choses ont deux valeurs : une valeur intrinsèque, et une valeur d’opinion. Ces deux éducations nous font connoître, au juste, ces deux valeurs, et l’esprit nous fait mettre l’une ou l’autre en usage selon le temps, selon les personnes, selon le lieu.

Un homme d’esprit connoît et agit de la manière momentanée dont il faut qu’il connoisse et qu’il agisse ; il se crée, pour ainsi dire, à chaque instant, sur le besoin actuel ; il sait et il sent le juste rapport qui est entre les choses et lui. Un homme d’esprit sent ce que les autres ne font que savoir. Tout ce qui est muet pour la plupart des gens lui parle et l’instruit. Il y en a qui voient le visage des hommes ; d’autres, des physionomies ; les autres voient jusqu’à l’âme. On peut dire qu’un sot ne vit qu’avec les corps ; les gens d’esprit vivent avec les intelligences.