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ESSAI SUR LES CAUSES

Aimons-nous beaucoup une personne ? voici encore d’autres choses vraies, bonnes et convenables : ce sont celles que cette personne a approuvées, a conseillées, a ordonnées, a faites, qui vont, d’abord, prendre dans notre tête un rang distingué.

Pour bien sentir combien notre âme est capable d’être, dans diverses occasions, différemment mue par les mêmes objets, il n’y a qu’à se représenter les moments où nous sommes dans l’ivresse de l’amour, et ceux où notre passion tombe ; comment toute notre âme est changée ; comment tout ce qui la touchoit ne la touche plus ; comment tout ce qui ne la touchoit plus revient à la toucher encore. Notre âme est très bornée, et elle ne peut pas répondre à plusieurs émotions à la fois. Il faut que, quand elle en a plusieurs, les moindres suivent la plus grande et soient déterminées vers elle, comme par un mouvement commun. Ainsi, dans la fureur de l’amour, toutes les autres idées prennent la teinture de cet amour, auquel seul l’âme est attentive. La haine, la jalousie, la crainte, l’espérance sont comme des verres de différentes couleurs au travers desquels nous voyons un objet qui nous paroît toujours également rouge ou vert et ne diffère que par les nuances.

De plus, il est difficile que notre machine soit tellement constituée que notre cerveau ne soit physiquement disposé à recevoir plutôt l’impression d’un certain ordre de choses que celle d’un autre.

Un homme qui a de l’imagination et un homme qui n’en a pas voient les choses aussi différemment que deux héros de roman, dont l’un seroit enchanté,