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ESSAI SUR LES CAUSES

leur des choses. Or le plus ou le moins d’idées, le plus ou le moins de justesse que l’on met dans leur rapport doit beaucoup diversifier les esprits.

Ceux qui nous élèvent sont, pour ainsi dire, des fabricateurs d’idées : ils les multiplient ; ils nous apprennent à les composer, à faire des abstractions ; à chaque instant, ils nous donnent de nouvelles manières d’être et d’apercevoir[1].

Les vieillards, au contraire, tombent peu à peu dans l’imbécillité par la perte journalière qu’ils font de leurs idées : ils rentrent dans l’enfance en les perdant, comme les enfants en sortent en les acquérant.

Les hommes qui ont peu d’idées doivent se tromper dans presque tous leurs jugements. Les idées se tiennent les unes aux autres. La faculté principale de l’âme est de comparer, et elle ne peut l’exercer dans une pareille indigence.

L’éducation ne multiplie pas nos idées sans multiplier aussi nos manières de sentir. Elle augmente le sens de l’âme, raffine ses facultés, nous fait trouver ces différences légères et délicates qui sont imperceptibles aux gens malheureusement nés ou élevés.

Ce n’est pas assez d’avoir beaucoup d’idées et beaucoup de manières de sentir ; il faut encore qu’il y ait de l’harmonie entre elles et les choses. C’est sottise d’être frappé plus qu’il ne faut par un objet ; c’est sottise de ne l’être pas assez.

Mais il est rare que les hommes reçoivent les impressions des objets d’une manière proportionnée

  1. Voyez la différence d’une langue où il n’y a point eu d’écrivains, et d’une autre où il y a eu de beaux génies qui ont écrit.