Page:Montesquieu - Mélanges inédits, 1892.djvu/170

Cette page n’a pas encore été corrigée
104
MONTESQUIEU

celui qui en jouit. La gloire nous sépare du reste des hommes ; mais la vertu nous y réunit, et, par là, elle fait notre vrai bonheur. Nos loix, qui gênent toutes les passions, contraignent surtout celles des héros. L’honneur n’est point parmi nous un être chimérique, inventé pour servir aux plus grandes erreurs des humains, qui s’obtient par hasard, se conserve sans dessein, se perd par un caprice, qui n’est presque jamais où il paroît être, et suit tantôt le crime et tantôt la vertu. L’exacte obéissance aux loix est l’honneur parmi nous. Sans cela, la naissance, le génie, les talents, les actions d’éclat ne peuvent rendre un citoyen plus illustre qu’en le rendant plus infâme, et, si notre roi Agésilatis, le jour de son retour d’Asie, n’étoit venu, dans un repas frugal, se confondre avec ses citoyens, le dernier Lacédémonien auroit rougi de ses victoires. Quant à moi, Xénocrate, ce n’est point de celles de mes actions qui ont fait le plus de bruit dans le monde dont je suis le plus jaloux. Je suis content de moi parce que je n’ai jamais eu que les richesses, que l’ambition, que les voluptés que Lycurgue m’a permises. Je suis content de moi parce que j’ai soutenu sans peine les préférences qu’on a données à mes rivaux ; que j’ai toujours aimé les loix, lors même qu’elles m’ont porté un dommage présent, et que mes ennemis en ont le plus abusé ; que j’ai tellement réglé ma conduite que j’ai paru devant chaque citoyen comme j’aurois paru devant mes magistrats ; que si, avec tout cela, les Lacédémoniens m’ont exilé, je prie, tous les jours, les Dieux qu’ils n’en soient pas plus irrités que moi.