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MONTESQUIEU

Nous commençâmes à nous entretenir. Jamais discours n’ont fait plus d’impression sur moi que les siens. Je sentois mon cœur s’échauffer ; la vertu me paraissoit plus belle ; toujours attentif et toujours ému, il me sembloit qu’un Dieu me parlât et se communiquât à moi.

Un jour que nous discourions des grandes choses qu’il avoit faites en Afrique : « J’ai exécuté, me dit-il, ce que tout Lacédémonien auroit tenté comme moi, ce que nos vieillards nous ont enseigné, et ce que nous enseignerons aux autres. J’ai arrêté les entreprises d’un ennemi qui demandoit encore quelque chose après la gloire, et qui vouloit être injuste parce qu’il étoit heureux. Je ne pouvois comprendre que les Romains ne voulussent pas pardonner à Carthage, comme nous avons pardonné à Athènes, et qu’ils ne sentissent pas que les peuples vaincus ne sont plus des ennemis. »

« Jamais, lui dis-je, on ne vit un changement si prompt. Vous meniez une vie privée à Carthage ; vous vîtes ses citoyens découragés par le nombre de leurs défaites ; vous leurs rendîtes l’espérance ; vous prîtes le commandement et fîtes des choses qu’on n’avoit point vues avant vous. »

« Xénocrate, me dit-il, je ne fis que mon devoir. »

« Le devoir, lui dis-je, ne vous lioit point aux Carthaginois. »

« Il me lie, me répondit-il, à tous les humains. Chaque Lacédémonien n’est-il pas né protecteur de la liberté commune ? Et c’est la première chose que Lycurgue nous ait apprise. S’il n’avoit pensé qu’à