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HISTOIRE VÉRITABLE

diciable au genre humain, je l’aurois regardée comme un crime.

» Voyant que tous mes concitoyens cherchoient à augmenter leur patrimoine par leurs soins, je crus devoir faire comme eux. Je devins bientôt riche. Un homme envieux de ce petit bonheur me le reprocha. « Mon ami, lui dis-je, je ne suis point, comme toi, sorti d’une famille considérable dans notre ville ; mais j’ai quelque bien. Je l’acquérois par mon travail, pendant que tu employois ton temps à te plaindre de la Fortune. Quels que soient mes trésors, je puis t’assurer que je n’en fais pas tant de cas que tu penses, et, si tu peux me faire voir que tu en es digne, je veux bien les partager avec toi. Mais j’avoue que tes reproches m’affligent. Se peut-il qu’à la réserve de quelques misérables richesses tu ne trouves rien en moi que tu puisses envier ? »

» Mon Génie, qui me vit dans un si haut degré de vertu, voulut m’éprouver, et il me rajeunit. Dans ce changement, mon âme fut étonnée : mille passions naquirent dans mon cœur ; je ne fus plus en état de me conduire. « O Dieux ! m’écriai-je. De quoi vais-je devenir ? Faudra-t-il que, pour me rendre ma raison, vous me rendiez ma foiblesse ? »

» Je ne vous parlerai point, Ayesda, de toutes les autres transmigrations que j’ai essuyées. Vous dérobez aux affaires publiques le temps que vous employez à m’écouter, et moi, je ne saurois guère décrire exactement des vies qui ont plus duré que sept ou huit empires. Il s’est passé bien des siècles depuis le temps que je fus valet de bonze aux Indes