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HISTOIRE VÉRITABLE

vous demander compte de tout le sang que vous avez versé ? »

» Des discours si brusques firent qu’on ne me garda pas longtemps à la Cour. Je quittai l’Égypte, et je retournai à Corinthe, ma patrie, bien résolu de ne la quitter jamais.

» Là, je vécus parmi mes citoyens. Je quittai mes manières austères. J’avois senti qu’il ne suffisoit pas de faire admirer la vertu, et qu’il falloit la faire aimer.

» Mon principal soin fut d’accoutumer mon esprit à prendre toujours les choses en bonne part, et à y chercher le bien, lorsqu’elles en étoient susceptibles.

» Quand j’entendois crier que ceux qui gouvernoient l’État étoient des gens pervers, je disois en moi-même : « Voilà une opinion qu’il seroit à souhaiter qu’on n’eût pas, et cependant elle peut avoir son utilité. Les gens qui ont du pouvoir se tiendront mieux sur leurs gardes. Ils n’ont déjà que trop de flatteurs ; il est bon qu’ils sachent qu’ils ont affaire à des juges non seulement sévères, mais aussi prévenus. »

» Quand on me disoit que les ministres aimoient le bien public, le tendre sentiment que j’avois pour la nature humaine se trouvoit flatté : je sentois du plaisir à entendre ce discours ; je l’acceptois comme une vérité ou comme un heureux présage de ce qui devoit être quelque jour.

» Quand on soutenoit que nous avions un commerce florissant, je bénissois le destin de notre ville, qui avoit permis qu’elle devint grande sans qu’elle