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MONTESQUIEU

lège pour l’insulter ! On aime mieux l’adorer comme un Dieu que de ne pas assez l’honorer comme un homme. Seigneur, on est porté à aimer son roi comme on est porté à aimer sa patrie. Comptez que, pour qu’un prince parvienne à se faire haïr de ses sujets, il faut qu’il prenne la peine de détruire dans leurs cœurs le sentiment du monde le plus naturel. »

» Un jour, le Roi me dit : « Je suis transporté de joie, on vient de m’apprendre le lieu où sont cachés les trésors du roi Athotis. » Et se tournant vers ses ministres : « Allez ! courez ! ayez moi des ouvriers ! Qu’on me renverse les montagnes ! » Je haussai les épaules : « Eh ! Seigneur, lui dis-je, le maître du monde peut-il s’enrichir ? » — « Oui ! Car j’aurai tous les trésors des rois de Thèbes, je les ferai transporter à Memphis, et je les garderai pour mes besoins. » — « Je vous entends, à présent : vous pouvez devenir plus avare, si vous ne pouvez pas devenir plus riche. »

» Une autre fois, je le trouvai dans une furieuse colère : « Je suis indigné contre ceux de Memphis ; ils se révoltent contre moi dans les spectacles : j’ai du penchant pour un acteur, et ils applaudissent toujours à un autre. » — « Seigneur, lui dis-je, vous avez ôté au peuple la connoissance des affaires, et vous lui avez donné, pour occupation, les plaisirs des spectacles. Ces choses, vaines autrefois, sont devenues importantes pour lui. Vous venez aujourd’hui le gêner dans ces choses mêmes : vous choquez son goût, ce goût qui est sa liberté. Seigneur, un peuple corrompu s’occupe de ce dont un peuple vertueux s’amuse. Voudriez-vous qu’il employât son temps à