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HISTOIRE VÉRITABLE

particulière pour celui-ci, et je passai ma vie à me satisfaire sans goût et à calmer mes sens sans plaisir.

» Dans une autre transmigration, je fus, sans mérite, une femme assez sage. Je n’étois point jolie, et une chose me mettoit au désespoir contre les hommes : c’étoit la manière équivoque avec laquelle ils me disoient des douceurs ; car je ne savois jamais distinguer ce qui avoit été dit en faveur de mon sexe d’avec ce qui étoit dit en faveur de ma personne, de manière qu’après mille protestations je restois incertaine. Mais ce qui achevoit de me désoler, c’est qu’on me donnoit, dans le monde, toutes les aventures que j’enrageois de n’avoir pas eues.

» Cela me lit résoudre à m’attacher à mon mari. Ainsi je le désolai depuis le matin jusqu’au soir. J’avois pour lui tant d’attentions que je ne lui laissois pas un quart d’heure de relâche, et je portois si loin, de mon côté, la cérémonie du mariage, qu’il étoit impossible que, du sien, il en négligeât l’essentiel.

» Dans cette vie-ci, j’étois si semblable à ce que j’avois été dans la précédente que mon Génie, en riant, disoit que j’étois ma propre sœur. Mon caractère étoit celui d’une assez bonne femme ; mais j’avois un ton de voix si aigre et si sec que je ne donnois jamais le bonjour à quelqu’un qu’il ne fût tenté de croire que je lui disois des injures. Je décourageois de me parler. Ceux qui m’avoient appelée, elle les repoussoit, et, quelque chose que je disse, on examinoit d’abord si elle pouvoit être prise en mauvaise part. Cela m’attiroit souvent des réponses un peu dures, et moi, faisant des efforts pour m’excu-