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MONTESQUIEU

qu’on me trouvoit et l’ignorance profonde de la perte de mes charmes firent que l’on continua à me dire les mêmes choses ; et, comme je ne connus point le moment où l’on finissoit de me dire vrai et où l’on commençoit à me parler faux, je continuai à me croire toujours aimable. Enfin mes amants prirent avec moi de si grands airs, et ils m’escroquèrent tant d’argent, qu’ils m’ouvrirent les yeux et m’apprirent un secret que je n’aurois jamais trouvé de moi-même. Je fus si heureuse que je ne sentis presque la nécessite de vieillir que lorsque j’éprouvai celle de cesser de vivre.

» J’ai été si souvent femme et si souvent homme, Ayesda, que je suis plus en état que Tirésie de dire lequel des deux sexes a l’avantage. Je connois au juste le fort et le foible de l’un et de l’autre. Je vous dirai seulement que, lorsque j’étois femme, je m’imaginois que j’étois née pour faire le bonheur de tous les hommes que je voyois. Il me sembloit que j’animois toute la nature, et qu’on recevoit à la ronde des impressions de moi. Enfin je croyois que les Dieux avoient mis tous leurs trésors et toutes leurs perfections entre mes rideaux. J’avois le souverain plaisir que donne la vanité, avec celui que je partageois.

» Je fus femme encore, et, ayant plu à beaucoup de monde, j’eus tant d’aventures et tant de façons que la famille de mon mari, qui étoit des plus obscures, commença à être connue. Je ne puis pas dire que j’eusse donné à mon mari l’estime publique, mais seulement une espèce de considération que je ne