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HISTOIRE VÉRITABLE

» Je montai, de degrés en degrés, au rang de premier eunuque. Rien ne me fut caché ; tous les trésors étoient prodigués à ma vue, et j’étois dédaigné par la pudeur même.

» Une de ces femmes (mais mon secret ne m’échappa jamais) sut me charmer. Il falloit, pour lui plaire, vanter sa beauté à son maître et le mien. Je sentois mon cœur se déchirer. Il falloit, par devoir, l’amener dans ses bras ; et, lorsque je la voyois, empressée, ignorer que je la conduisois, et voler devant moi, quand, sur ce lit terrible, je l’entendois murmurer ses amours, je sentois un tourment plus cruel que mille morts.

» Je la tirois du lit pour la mener dans l’appartement des bains. O Dieux ! elle ne me parloit que de ses plaisirs.

» Je disois en moi-même : « Tous ces esclaves, ces femmes et moi, ne sommes que les ministres des délices d’un seul. C’est pour les assurer qu’une main barbare m’a mis dans l’état où je me vois. Je suis tourmenté pour qu’il soit plus tranquille. Il nage dans les plaisirs ; il jouit pour jouir encore ; et moi, bien loin de posséder, je n’ai pas seulement d’idées que je ne trouve vaines, ni de désirs dont je ne sente aussitôt l’illusion.

» Mon Génie, qui voulut me faire une grande leçon, fit changer de demeure à mon âme : j’animai le corps de mon maître, et son âme anima le mien. Mais j’avoue que je ne me trouvai guère plus heureux lorsque j’eus tout, que je ne l’avois été lorsque je n’avois rien.