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MONTESQUIEU

de mon premier maître, quand j’eus affaire à la prudence de celui-ci ! Il avoit calculé ce qu’il falloit à un pauvre animal comme moi pour ne pas mourir de faim, et me faisoit si bien jeûner que je croyois tous les jours que je jeûnois pour la dernière fois.

» J’entendis, un jour, un vacarme horrible dans la maison. C’étoit le vieux avare qui s’emportoit contre ses domestiques et haussoit si fort sa voix qu’à la fin il la perdit, et qu’il tenta vainement d’exprimer sa rage. Je dis en moi-même : « Je suis encore plus heureux que cet homme-ci. Ma condition peut changer ; mais son mal est incurable : il est son propre ennemi ; il se tient et ne se lâchera jamais. »

» Il mourut, et j’eus le bonheur que son héritier fût un homme de bon sens. C’étoit un grave magistrat, qui me faisoit aller, avec le même sang-froid, au lieu où il rendoit la justice et chez une ancienne maîtresse qu’il avoit. Je restois tous les jours trois heures, ni plus, ni moins, à la porte de cette vieille. Après quoi, je voyois descendre mon maître, sans que ses cheveux, sa longue veste et son attirail ordinaire fussent le moins du monde dérangés. Mon conducteur donnoit un petit coup de fouet ; je partois gravement, et j’arrivois de même ; et j’étois si sûr de mon chemin qu’étant devenu aveugle personne ne s’en aperçut. Mon maître, sa maîtresse, un vieux cocher et moi, mourûmes à peu près tous quatre ensemble. L’heure de notre mort sembloit avoir été prédite par un événement sinistre. Le carrosse que j’avois tant traîné avoit rencontré une grosse pierre et s’étoit mis en pièces. »