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HISTOIRE VÉRITABLE

des yeux qui se tournoient tout doucement du côté que je voulois. Dans les écoles, je ne fus jamais affligé des coups de pieds que me donnèrent mes camarades, et leurs mépris ne troublèrent point l’union qui étoit entre nous. Quand je pus former un plan de vie, je cherchai quelque grand seigneur qui eût besoin d’un admirateur qui fût à lui, et qui voulût troquer des services contre des louanges. Je crus en avoir trouvé un, et je m’y attachai. J’appuyois tous ses discours, et ma tète les suivoit si bien qu’elle ne manquoit pas de branler ou de se baisser, suivant qu’il plaisoit à ce personnage d’approuver ou de rejeter les propos courants. Je l’aurois bien défié de citer une occasion où je l’eusse contredit, et cela, quoique je n’eusse guère sujet d’être content de lui, car il étoit trop avare, et, quoiqu’il sût répandre, il ne savoit jamais donner. Mon bail étant fini, je fis paroître une bienveillance plus générale, et mon admiration s’étendit beaucoup. Ce qui me désespéroit, c’étoit une espèce d’hommes qu’on appeloit gens de mérite, qui recevoient tous mes petits hommages comme des tributs ou comme des affronts : c’étoit des pièces de bois qui ne se laissoient point tailler, de façon qu’après avoir commencé à les orner, j’étois toujours obligé de les laisser. Mais, quand je me trouvois avec ces gens que l’on regarde, dans le monde, comme des insectes, c’est là que j’étois bien. « Vous rampez, leur disois-je, avec tant de grâce que je vous aime plus que tout ce qui vole dans les airs. Savez-vous que vous avez une infinité de petits pieds, les plus jolis du monde ?