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MONTESQUIEU

femmes me lorgnoient ; ce qui m’étoit très souvent à charge, car les distractions que cela me causoit m’empêchoient de bien jouer mon argent. Quand on m’annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une acclamation générale ; j’étois un homme l’importance, quoique je n’eusse ni emploi, ni valeur, ni naissance, ni esprit, ni probité, ni savoir.

» Je commençai une autre vie dans la ville de Corinthe ; j’entrai dans le monde avec une assez belle figure, un air assuré et une très grande liberté d’esprit. Mon talent principal fut une facilité singulière à emprunter de l’argent. Je trouvai des gens très complaisants. Mais un homme, qui avoit été de mes amis, me devint insupportable ; car il ne me voyoit jamais qu’il ne me parlât de le payer. Il étoit si sot que je ne pouvois le faire entrer dans mes raisons, et il ne se prêtoit à aucun de mes arrangements. Il me décrioit dans toute la Ville et parloit de moi avec si peu de ménagement qu’à la fin, pour lui fermer la bouche, je fus obligé de lui donner des coups de bâton. Il les reçut patiemment, ce qui me piqua en quelque manière ; car, si je l’avois su, je les lui aurois donné d’abord. Mes billets circulèrent de plus en plus et se multiplièrent au point que je jugeai à propos d’en faire des plaisanteries et de donner à la chose un air ridicule, qui empêchât qu’on ne m’en parlât sérieusement. Il m’en coûta la valeur de trois ou quatre bons mots, et, par là, je sortis d’affaire. Je vous assure que, si je n’avois pas eu le bonheur d’être né avec quelque effronterie, j’aurois été déshonoré mille fois. Vous savez que les vices d’un homme