Page:Montesquieu - Mélanges inédits, 1892.djvu/104

Cette page n’a pas encore été corrigée
38
MONTESQUIEU

» Vous savez, mon cher Ayesda, que tous les animaux ont un attachement naturel pour leur être ; c’est pour cela que les philosophes défendent si fort de les tuer. Comme chaque âme habite volontiers le corps qui lui est tombé en partage, on ne peut l’en s déloger sans lui faire violence.

» Un jour, mon esprit s’étendit, et je me trouvai un gros philosophe. J’avois de la raison, du sens, de la prudence ; en un mot, j’étois éléphant. Un roi du Thibet m’acheta et me destina à porter une des reines. Une nuit qu’il voyageoit avec ses femmes et toute sa suite, je sentis ma charge augmenter de la moitié. Mon conducteur étoit monté dans la cage où étoit la reine. Occupé de ses plaisirs, il ne songeoit guère à me guider ; mais j’allai toujours mon train. A la fin, il descendit, et, pour faire voir qu’il étoit à terre, il se mit à jurer contre moi et à me battre. « Mon Dieu ! dis-je en moi-même, les hommes sont bien injustes. Ils ne sont jamais plus portés à rendre les autres malheureux, que lorsqu’ils jouissent de quelque bonheur. »

» Un jeune éléphant ayant été pris dans les bois, on le donna à dresser à un de mes camarades et à moi. Nous mîmes cet écolier entre nous deux, et nous le gourmâmes si bien qu’il fut d’abord instruit. Il devint privé et obéissant comme nous-mêmes. Je vis que mon camarade prenoit du plaisir à cet acte de supériorité. Je fis cette réflexion : la liberté naturelle est de tous côtés attaquée ; ceux qui vivent dans l’esclavage sont aussi ennemis de la liberté des autres que ceux qui commandent avec plus d’empire.