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MONTESQUIEU

» Je fus bientôt transformé en un petit chien. J’étois si joli que ma maîtresse m’estropioit tout le jour et m’étouffoit toute la nuit. Elle me faisoit tenir sur les pattes de derrière et ne me permettoit plus l’usage de celles de devant. Elle me secouoit les oreilles. J’avois tous mes muscles en contraction, et, quand ses transports d’amour redoubloient, j’étois toujours en danger de ma vie. Pour comble de malheur, elle s’imagina que je serois plus aimable si elle me faisoit mourir de faim. J’étois au désespoir, et j’enviois bien la condition d’un vilain mâtin qui vivoit négligé dans une cuisine, où il passoit sa vie en philosophe épicurien. Après deux ans de persécutions, je mourus, laissant un grand vide dans la vie de ma maîtresse, dont je faisois toute l’occupation.

» Je touchois à l’heure où je devois être un gros animal. Je devins loup, et le premier tour de mon métier fut de manger un philosophe ancien qui paissoit, sous la figure d’un mouton, dans une prairie.

» Après plusieurs changements, je fus fait ours. Mais j’étois si las d’être bête que je songeai à bien vivre et à voir si, par ce moyen, je n’obtiendrois pas de redevenir homme. Je résolus donc de ne plus manger d’animaux et de paître tristement mon herbe. J’avois si bien fait que les moutons venoient bondir autour de moi et me passoient entre les jambes. J’enrageois de bon cœur ; il me prenoit des envies. Non ! je n’ai jamais tant souffert !

» Une pareille épreuve détermina mon Génie à me faire naître un bon animal, et j’y trouvois un grand avantage.