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HISTOIRE VÉRITABLE

Un des principaux philosophes admira mon courage, et me prit en amitié, « Pour te faire voir, me dit-il, que j’estime ta fermeté, je vais t’accorder le seul don qui soit en ma puissance ; c’est la faculté de te ressouvenir de tout ce qui t’arrivera dans toutes les révolutions de ton être. »

» Il me fallut, d’abord, essuyer quatre ou cinq cents transmigrations, d’insectes en insectes. Pendant tout ce temps-là, mes vies n’eurent guère rien de remarquable. Étant sauterelle, je broutai ma part d’un pays de vingt lieues. Dans une autre transmigration, étant descendu dans une fourmilière, je charroyai, tout l’été [1], la provision comme un chameau. Enfin, je tins mon rang dans un parti de frelons contre une armée de guêpes, et j’y fus tué des premiers.

» Vous trouverez dans tout ceci, mon cher Diodes, la clef de toutes les sympathies et de toutes les antipathies mal démêlées : elles ont des causes que les gens qui n’ont pas reçu le même don que moi ignoreront toujours. Par exemple, le goût que j’ai pour la musique, je vous dirai bien que je le tiens un peu de ce que j’ai été autrefois un petit rossignol ; et, si vous me voyez une si grande facilité de m’énoncer, ne vous étonnez pas quand vous saurez que j’étois, il n’y a pas bien du temps, une pie qui jasoit sans cesse, et à qui on avoit crevé un œil.

  1. [Variante marginale :] Je ne vous ferois pas grand plaisir si je vous disois qu’étant sauterelle je broutai ma part d’un pays de vingt lieues ; qu’étant, dans une autre transmigration, descendu dans une fourmilière, je charroyai, tout l’été…