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LETTRE CVI.

RHÉDI À USBEK.
À Paris.


Tu m’as beaucoup parlé, dans une de tes lettres, des sciences et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare ; mais je ne sais si l’utilité que l’on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que l’on en fait tous les jours.

J’ai ouï dire que la seule invention des bombes avoit ôté la liberté à tous les peuples de l’Europe. Les princes, ne pouvant plus confier la garde des places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seraient rendus, ont eu un prétexte pour entretenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont dans la suite, opprimé leurs sujets.

Tu sais que, depuis l’invention de la poudre, il n’y a plus de places imprenables ; c’est-à-dire, Usbek, qu’il n’y a plus d’asile sur la terre contre l’injustice et la violence.

Je tremble toujours qu’on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières.

Tu as lu les historiens ; fais-y bien attention : presque toutes les monarchies n’ont été fondées que sur l’ignorance des arts, et n’ont été détruites que parce qu’on les a trop cultivés. L’ancien empire de Perse peut nous en fournir un exemple domestique.