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et qu’ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince qu’il se puisse imaginer : il s’agissoit de la réputation d’un vieux poète grec dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouoient que c’étoit un poète excellent : il n’étoit question que du plus ou du moins de mérite qu’il falloit lui attribuer. Chacun en vouloit donner le taux ; mais, parmi ces distributeurs de réputation, les uns faisoient meilleur poids que les autres : Voilà la querelle ! Elle étoit bien vive, car on se disoit cordialement, de part et d’autre, des injures si grossières, on faisoit des plaisanteries si amères, que je n’admirois pas moins la manière de disputer, que le sujet de la dispute. Si quelqu’un, disois-je en moi-même, étoit assez étourdi pour aller devant un de ces défenseurs du poète grec attaquer la réputation de quelque honnête citoyen, il ne seroit pas mal relevé ; et je crois que ce zèle si délicat sur la réputation des morts, s’embraseroit bien pour défendre celle des vivants ! Mais, quoi qu’il en soit, ajoutois-je, Dieu me garde de m’attirer jamais l’inimitié des censeurs de ce poète, que le séjour de deux mille ans dans le tombeau n’a pu garantir d’une haine si implacable ! Ils frappent à présent des coups en l’air. Mais que seroit-ce si leur fureur étoit animée par la présence d’un ennemi ?

Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vulgaire ; et il faut les distinguer d’une autre sorte de disputeurs, qui se servent d’une langue barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l’opiniâtreté des combattants. Il y a des quartiers où l’on voit comme une mêlée noire