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les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies, sévères ; et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d’autorité et de dépendance.

Les hommes mêmes n’ont pas en Perse la gaieté que les François : on ne leur voit point cette liberté d’esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.

C’est bien pis en Turquie, où l’on pourroit trouver des familles où, de père en fils, personne n’a ri depuis la fondation de la monarchie.

Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu’il y a entre eux : ils ne se voient que lorsqu’ils y sont forcés par la cérémonie ; l’amitié, ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue : Ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une compagnie qui les attend ; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée des autres.

Un jour que je m’entretenois là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit : Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c’est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves, dont le cœur et l’esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu, que l’on tient de la nature, et ils les ruinent, depuis l’enfance qu’ils vous obsèdent.

Car, enfin, défaites-vous des préjugés. Que peut-on attendre de l’éducation qu’on reçoit d’un misérable qui fait consister son honneur à garder les femmes d’un autre, et s’enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains, qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de