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lettres persanes.

main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu’on appelle la Galice ! sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jureroit comme un païen qu’il est orthodoxe, on pourroit bien ne pas demeurer d’accord des qualités, et le brûler comme hérétique : il auroit beau donner sa distinction ; point de distinction ; il seroit en cendres avant que l’on eût seulement pensé à l’écouter.

Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur : apparemment parce qu’ils croient les hommes mauvais ; mais, d’un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu’ils ne les jugent jamais capables de mentir ; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d’une chemise de soufre, et leur disent qu’ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu’ils sont doux, qu’ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés ; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.

Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus[1]. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même ; elle n’a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.

À Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.
  1. Les Persans sont les plus tolérants de tous les mahométans.