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chrétiens disent avoir été apporté du ciel : c’est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de l’outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution : elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilége. On doit pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal ; et, par le grand Ali, il faut qu’il ait été instruit des principes de notre sainte loi : car, puisque les femmes sont d’une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu’elles n’entreront point dans le paradis, pourquoi faut-il qu’elles se mêlent de lire un livre qui n’est fait que pour apprendre le chemin du paradis ?

J’ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire.

On dit que, pendant qu’il faisoit la guerre à ses voisins, qui s’étoient tous ligués contre lui, il avoit dans son royaume un nombre innombrable d’ennemis invisibles qui l’entouroient ; on ajoute qu’il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n’en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui : ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux ; et cependant on dit qu’il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On diroit qu’ils existent en général, et qu’ils ne sont plus rien en particulier : c’est un corps ; mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n’avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu’il a vaincus, puisqu’il lui en donne d’invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.

Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des