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phrases pimpantes et sèches, si fortes dans leur dédaigneuse concision, mesurées et audacieuses.

Mais comment relier tant de pensées éparses sur des sujets si vastes, réduire en un livre le sommaire d’une bibliothèque critique, et en un livre attrayant, se faire lire et accepter ? On était « dans un moment singulier d’inattention où personne n’avait envie de regarder. Écrit au plus fort du système, le livre est publié dans la débâcle : la terreur du visa, quand chacun se croit ruiné. La difficulté était grande pour se faire écouter de gens préoccupés si fortement. Quel cadre assez piquant, quel style assez mordant pouvait s’emparer du public ? Le petit roman fit cela. »

Il est probable que, dès 1718, Montesquieu s’était arrêté à l’idée de lettres écrites par des Orientaux voyageant en Europe. Déjà Charles Rivière du Fresny, dans ses Amusements sérieux et comiques, Amsterdam, 1705, avait promené un Siamois à Paris. C’était un artifice ingénieux et simple. Les mœurs de l’Orient, matière à comparaison et à contraste, étaient suffisamment connues par les Mille et une nuits, par les récits de Chardin et de Tavernier, par les Mémoires du serrail de Mme de Villedieu (Catherine des Jardins, femme galante morte en 1683). L’auteur causait de son projet avec ses amis, leur en communiquait des fragments, profitait de leurs conseils, rédigeait d’après leurs indications plaisantes ou sérieuses des épisodes et des réflexions, esquissait des caractères.

À en croire une note manuscrite au verso du feuillet de garde de l’édition 1758 (Amsterdam et Leipsik, Arkstée et Merkus, trois volumes in-4), la première des Œuvres complètes (Arsenal, 20911 B.), « deux personnes ont travaillé avec M. le président Montesquieu aux Lettres persannes : M. Bel, conseiller au Parlement de Bordeaux, qui a fourni les articles badins, et M. Barbaud, président, qui a écrit les réflexions morales. » Ce dernier était secrétaire perpétuel de l’Académie de Bordeaux, à laquelle il légua sa maison et sa bibliothèque. Jean-Jacques Bel, membre de la même académie, possédait une fort belle bibliothèque qu’il voulait rendre publique, en y attachant, à ses frais, deux bibliothécaires. On a de lui le Dictionnaire néologique (en collaboration avec Desfontaines, des lettres critiques sur la Marianne de Voltaire, et une ironique apologie de Lamothe-Houdart. Il mourut à quarante-cinq ans (1738), d’un excès de travail, à Paris, où « il passait la plupart de son temps. » Ces deux hommes étaient évidemment des lettrés, et il leur suffit, pour être sauvés de l’oubli, d’avoir touché aux Lettres persanes. Quant à leur part de collaboration, il semble qu’on soit fondé à la restreindre à un échange d’idées. Le style de Montesquieu est