Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/42

Cette page a été validée par deux contributeurs.

un refus dans la bouche d’un homme comme moi seroit une chose inouïe ; et si je balançois à leur obéir, elles seroient en droit de me châtier. J’aimerois autant perdre la vie, mon cher Ibbi, que de descendre à cette humiliation.

Ce n’est pas tout : je ne suis jamais sûr d’être un instant dans la faveur de mon maître ; j’ai autant d’ennemies dans son cœur, qui ne songent qu’à me perdre : elles ont des quarts d’heure où je ne suis point écouté, des quarts d’heure où l’on ne refuse rien, des quarts d’heure où j’ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu que l’on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort ? J’ai tout à craindre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassements, et de leurs plaisirs mêmes : elles sont dans le lieu de leurs triomphes ; leurs charmes me deviennent terribles : les services présents effacent dans un moment tous mes services passés ; et rien ne peut me répondre d’un maître qui n’est plus à lui-même.

Combien de fois m’est-il arrivé de me coucher dans la faveur, et de me lever dans la disgrâce ! Le jour que je fus fouetté si indignement autour du sérail, qu’avois-je fait ? Je laisse une femme dans les bras de mon maître : dès qu’elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes ; elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu’elles augmentoient à mesure de l’amour qu’elle faisoit naître. Comment aurois-je pu me soutenir dans un moment si critique ? Je fus perdu lorsque je m’y attendois le moins ; je fus la victime d’une négociation amoureuse et d’un traité que les soupirs avoient fait. Voilà, cher Ibbi, l’état cruel dans lequel j’ai toujours vécu.