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devoir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère, en leur parlant sans cesse de la foiblesse de leur sexe, et de l’autorité du maître ; je me plains ensuite d’être obligé à tant de sévérité, et je semble vouloir leur faire entendre que je n’ai d’autre motif que leur propre intérêt, et un grand attachement pour elles.

Ce n’est pas qu’à mon tour je n’aie un nombre infini de désagréments, et que tous les jours ces femmes vindicatives ne cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne : elles ont des revers terribles. Il y a entre nous comme un flux et un reflux d’empire et de soumission : elles font toujours tomber sur moi les emplois les plus humiliants ; elles affectent un mépris qui n’a point d’exemple ; et, sans égard pour ma vieillesse, elles me font lever, la nuit, dix fois pour la moindre bagatelle ; je suis accablé sans cesse d’ordres, de commandements, d’emplois, de caprices ; il semble qu’elles se relayent pour m’exercer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plaisent à me faire redoubler de soins ; elles me font faire de fausses confidences : tantôt on vient me dire qu’il a paru un jeune homme autour de ces murs, une autre fois qu’on a entendu du bruit, ou bien qu’on doit rendre une lettre : tout ceci me trouble, et elles rient de ce trouble ; elles sont charmées de me voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre fois elles m’attachent derrière leur porte, et m’y enchaînent nuit et jour. Elles savent bien feindre des maladies, des défaillances, des frayeurs : elles ne manquent pas de prétexte pour me mener au point où elles veulent. Il faut, dans ces occasions, une obéissance aveugle et une complaisance sans bornes :