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dernier de mes jours. Je fus pourtant assez heureux pour échapper à mille morts ; mais la beauté que j’avois faite confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence : je perdis entièrement mon autorité sur elle, et elle m’a obligé depuis à des condescendances qui m’ont exposé mille fois à perdre la vie.

Enfin les feux de la jeunesse ont passé ; je suis vieux, et je me trouve, à cet égard, dans un état tranquille ; je regarde les femmes avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs mépris, et tous les tourments qu’elles m’ont fait souffrir. Je me souviens toujours que j’étois né pour les commander ; et il me semble que je redeviens homme dans les occasions où je leur commande encore. Je les hais depuis que je les envisage de sang-froid, et que ma raison me laisse voir toutes leurs foiblesses. Quoique je les garde pour un autre, le plaisir de me faire obéir me donne une joie secrète ; quand je les prive de tout, il me semble que c’est pour moi, et il m’en revient toujours une satisfaction indirecte : je me trouve dans le sérail comme dans un petit empire ; et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que tout roule sur moi, et qu’à tous les instants je suis nécessaire ; je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes, qui m’affermit dans le poste où je suis. Aussi n’ont-elles pas affaire à un ingrat : elles me trouvent au-devant de tous leurs plaisirs les plus innocents, je me présente toujours à elles comme une barrière inébranlable ; elles forment des projets, et je les arrête soudain : je m’arme de refus, je me hérisse de scrupules : je n’ai jamais dans la bouche que les mots de