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par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même ; las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j’étois ! Mon esprit préoccupé me faisoit voir le dédommagement, et non pas la perte : j’espérois que je serois délivré des atteintes de l’amour par l’impuissance de le satisfaire. Hélas ! on éteignit en moi l’effet des passions, sans en éteindre la cause ; et, bien loin d’en être soulagé, je me trouvai environné d’objets qui les irritoient sans cesse. J’entrai dans le sérail, où tout m’inspiroit le regret de ce que j’avais perdu : je me sentois animé à chaque instant : mille grâces naturelles sembloient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler : pour comble de malheurs, j’avois toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux désespoir dans l’âme.

Voilà comme j’ai passé ma misérable jeunesse : je n’avois de confident que moi-même. Chargé d’ennuis et de chagrins, il me les falloit dévorer ; et ces mêmes femmes que j’étois tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageois qu’avec des regards sévères : j’étois perdu si elles m’avoient pénétré : quel avantage n’en auroient-elles pas pris !

Je me souviens qu’un jour que je mettois une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j’osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première réflexion, que ce jour étoit le