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seul les satisfaire ; que, livrée à elle-même, n’ayant rien qui puisse la distraire, il faut qu’elle vive dans l’habitude des soupirs et dans la fureur d’une passion irritée ; que, bien loin d’être heureuse, elle n’a pas même l’avantage de servir à la félicité d’un autre : ornement inutile d’un sérail, gardée pour l’honneur et non pas pour le bonheur de son époux !

Vous êtes bien cruels, vous autres hommes ! Vous êtes charmés que nous ayons des passions que nous ne puissions satisfaire : vous nous traitez comme si nous étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le fussions : vous croyez que nos désirs, si longtemps mortifiés, seront irrités à votre vue. Il y a de la peine à se faire aimer ; il est plus court d’obtenir de notre tempérament ce que vous n’osez attendre de votre mérite.

Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que pour t’adorer : mon âme est toute pleine de toi ; et ton absence, bien loin de te faire oublier, animeroit mon amour s’il pouvoit devenir plus violent.

Du sérail d’Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab 1, 1711.




LETTRE VIII.

USBEK À SON AMI RUSTAN.
À Ispahan.


Ta lettre m’a été rendue à Erzeron, où je suis. Je m’étois bien douté que mon départ feroit du bruit : je ne m’en suis point mis en