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de sortir de ce lieu où je suis enfermée par la nécessité de ma condition ; quand je pourrois me dérober à la garde qui m’environne ; quand il me seroit permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent dans cette capitale des nations ; Usbek, je te le jure, je ne choisirois que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde qui mérites d’être aimé.

Ne pense pas que ton absence m’ait fait négliger une beauté qui t’est chère : quoique je ne doive être vue de personne, et que les ornements dont je me pare soient inutiles à ton bonheur, je cherche cependant à m’entretenir dans l’habitude de plaire ; je ne me couche point que je ne me sois parfumée des essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux où tu venois dans mes bras ; un songe flatteur, qui me séduit, me montre ce cher objet de mon amour ; mon imagination se perd dans ses désirs, comme elle se flatte dans ses espérances : je pense quelquefois que, dégoûté d’un pénible voyage, tu vas revenir à nous : la nuit se passe dans des songes qui n’appartiennent ni à la veille ni au sommeil ; je te cherche à mes côtés, et il me semble que tu me fuis ; enfin le feu qui me dévore dissipe lui-même ces enchantements, et rappelle mes esprits. Je me trouve pour lors si animée… Tu ne le croirais pas, Usbek ; il est impossible de vivre dans cet état ; le feu coule dans mes veines : que ne puis-je t’exprimer ce que je sens si bien ? et comment sens-je si bien ce que je ne puis t’exprimer ? Dans ces moments, Usbek, je donnerois l’empire du monde pour un seul de tes baisers. Qu’une femme est malheureuse d’avoir des désirs si violents, lorsqu’elle est privée de celui qui peut