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Sa politique extérieure est dominée tout entière par la nécessité de la Justice. Il n’admet point de différence originelle entre le droit privé et le droit public.

« On diroit, Rhédi, qu’il y a deux justices différentes : l’une, qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil ; l’autre, qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public : comme si le droit public n’étoit pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d’un pays particulier, mais du monde » (XCIV). « Dans cette seconde distribution de la justice, on ne peut employer d’autres maximes que dans la première. » Partant de là, il établit quelles sont les guerres justes et les guerres injustes, condamne expressément celles qui ont pour motif « les querelles particulières du prince » ou quelque manque d’égards pour un ambassadeur, et approuve celles qui sont entreprises pour la défense d’un territoire ou d’un allié. « La conquête, dit-il, ne donne point un droit par elle-même… Les traités de paix sont légitimes, lorsque les conditions en sont telles, que les deux peuples peuvent se conserver : sans quoi, celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre. » (XCV).

Enseignements profonds, bons à méditer dans les temps où le droit public « est une science qui apprend aux princes (aux assemblées, aux gouvernants quels qu’ils soient) jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice, sans choquer leurs intérêts » (XCIV).

La doctrine de Montesquieu consiste donc tout entière dans la substitution de la justice à l’arbitraire royal, clérical ou divin. Ce sera son éternel honneur, d’avoir libéré la justice des religions et des théories autoritaires. « Domat exige que la justice soit chrétienne, le XVIIIe demande si le christianisme est juste » (Michelet). Montesquieu a déchristianisé le droit.


Au moment où la réaction religieuse, philosophique et politique tente un suprême et redoutable effort pour tirer l’humanité en arrière, il a semblé opportun de remettre sous les yeux de ceux qui savent relire tant de vérités de tous les siècles, tant de fines railleries et de réflexions fortes sur les vices, les maux et les hommes dont nous souffrons plus que jamais. Si les Lettres persanes n’ont pas vieilli, si elles sont menacées, pour ainsi dire, d’une éternelle jeunesse, ce n’est point parce que, sur le canevas léger et commode d’un petit roman oriental aussi simple que bien conduit, parmi d’aimables digressions discrètement voluptueuses, sûres amorces jetées au lecteur français, Montesquieu a brodé, avec une précision un peu sèche mais toujours piquante, une