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LETTRE lxiv.

Le chef des eunuques noirs à Usbek.
À Paris.


Je suis dans un embarras que je ne saurois t’exprimer, magnifique seigneur : le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantables ; la guerre règne entre tes femmes ; tes eunuques sont partagés ; on n’entend que plaintes, que murmures, que reproches ; mes remontrances sont méprisées ; tout semble permis dans ce temps de licence, et je n’ai plus qu’un vain titre dans le sérail.

Il n’y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton amour ; et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres pour avoir toutes les préférences ; je perds à chaque instant cette longue patience, avec laquelle néanmoins j’ai eu le malheur de les mécontenter toutes ; ma prudence, ma complaisance même, vertu si rare et si étrangère dans le poste que j’occupe, ont été inutiles.

Veux-tu que je te découvre, magnifique seigneur, la cause de tous ces désordres ? Elle est toute dans ton cœur et dans les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenois pas la main ; si, au lieu de la voie des remontrances, tu me laissois celle des châtiments ; si, sans te laisser