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la netteté et la franchise de la jeunesse, qualités sans prix, qui ne survivent pas toujours aux compromis et aux prudentes réserves de l’âge mûr.

L’univers apparaît à Montesquieu régi par des lois générales, éternelles, immuables. C’est la conception même de la science. Découvertes par les philosophes qui, d’ailleurs, « n’ont point été ravis jusqu’aux trône lumineux, qui n’ont ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d’une fureur divine, » ces lois, ces « cinq ou six vérités » donnent la clé de merveilles cent fois plus stupéfiantes que les miracles des prophètes (XCVII) : non qu’elles aient une volonté ; elles ne ressemblent en rien aux entités métaphysiques : formules induites d’observations rationnelles, elles ne sont que « l’expression des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » La terre est soumise, comme les autres planètes, aux lois du mouvement (XCIII) ; les hommes n’échappent à aucune des conditions de l’existence universelle et de la vie terrestre. Les climats, dont l’auteur esquisse ici la théorie, déjà trop exclusive (CXXI), constituent une fatalité particulière à l’homme et qu’il ne réussit guère à dominer. L’homme tient dans le monde physique une place infiniment petite, que son orgueil exagère. Cette vanité se manifeste surtout par le dogme de l’immortalité de l’âme (auquel on croit par semestre selon le tempérament et les vicissitudes de la santé (LXXV) ; il est facile de la retrouver dans la fureur, bien impuissante au reste, des lois contre le suicide (LXXVI).

Le monde moral considéré en lui-même, ce qu’on a appelé le règne humain, a ses lois, ou plutôt sa loi propre, qui n’est ni la foi, ni l’obéissance, ni même la charité ; qui est la Justice. « La justice est un rapport de convenance qui se trouve réellement entre deux choses : ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, » dieu, ange ou homme ; qu’on l’applique aux relations des individus ou à celles des nations (LXXXIII, XCV). C’est là une vue féconde, d’une importance capitale. Quant aux origines de la justice, dont il définit si bien la nature, Montesquieu les soupçonne, mais il hésite à les mettre en pleine lumière. Il dit quelque part : « La société est fondée sur un avantage mutuel » (LXXVI) ; mais il n’ose en conclure que la justice est précisément la garantie de cet avantage mutuel. Il voit dans l’intérêt la source de l’injustice ; il n’y voit pas la source de la justice. Unilatéral, l’intérêt conduit à l’injustice ; bilatéral, réciproque, l’intérêt conduit à la justice. Cette vérité est incluse dans la théorie de Montesquieu, mais il ne l’en dégage pas. Il sent que la justice dépend des conventions humaines, mais on ne sait quel scrupule le retient : il aime mieux